Univers Myst

MYST : Souvenirs d’enfance

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Quand j’étais gamin, ma vie était rythmée par la semaine d’école, chez ma mère, avec pour seule console une vieille NES qui datait déjà en cette seconde moitié de décennie, et le week-end, chez mon père où je retrouvais un PC capable de faire tourner des jeux d’une tout autre nature. J’étais alors habitué à des Mario, Lolo ou Kid Icarus d’un côté et des Oddworld, Diablo ou Age of Empires de l’autre. J’étais surexcité de retrouver un PC le week-end et de continuer à naviguer dans ces mondes plus étranges que ceux enfantins de la NES.

Dès que j’arrivais chez mon père, je fonçais sur l’ordi et je le squattais jusqu’à la fin du week-end à l’heure de rentrer chez ma mère. C’était reparti pour une semaine à repenser à tout ce que j’avais vécu pendant ces deux jours extraordinaires où j’avais construit des empires et détruit d’autres, sauver des mudokons d’un sort terrible et des merveilles où des atrocités virtuelles dont j’avais été le témoin. Il ne me restait qu’à fantasmer sur ce qui m’attendait derrière les obstacles qui bloquaient ma progression.

Mon père, lui aussi à cette époque, était un gros gamer. Il pouvait être aspiré tout comme moi dans des univers virtuels et avoir dû mal à s’en décrocher. Surtout, il avait la patience que je n’avais pas et il pouvait rester bloqué des jours sur une énigme dans un jeu et revisiter vingt fois les mêmes lieux pour enfin trouver la solution. L’attitude idéale pour aller au bout de Myst.

C’est d’ailleurs ce jeu-là qui l’a poussé à acheter un PC avec un lecteur CD. C’est aussi ce jeu-là qui m’empêcha de mettre les mains sur le clavier lors de certains vendredis soir. Sous prétexte de vouloir me montrer le jeu ou ses nouvelles découvertes, il s’asseyait devant l’ordi pour se préparer à le lancer.

Je savais que je n’allais pas pouvoir toucher le clavier de la soirée. J’étais frustré, évidemment, mais en même temps, absorbé par ce jeu trop compliqué pour mon jeune âge. Sans le savoir, j’assistais à ce qui allait déterminer une grosse partie de ma vie et, d’une certaine manière, ce qui fut à l’origine de ce site et de bien d’autres projets.

Je prenais alors sur moi, me faisais un chocolat chaud et m’asseyais à côté de mon père, bien au chaud embobiné dans une grosse couverture moelleuse. La nuit était tombée depuis un moment déjà et seule la lampe de bureau à la lumière tamisée était allumée, le PC ronronnait et mon père cliqua sur l’icône en forme de bouquin. L’écran devint noir.

Quelques notes légères au piano retentirent pendant que j’observais un petit village comme à travers les yeux d’un oiseau, suivies d’un son plus grave s’étalant jusqu’à la disparition du logo de Cyan. De lourdes percussions sèches retentirent, enveloppées de nappes plus planantes. Une faille s’ouvrit, un homme s’évapora et il ne resta qu’un livre chutant parmi les étoiles. La voix de cet homme fit part de son appréhension concernant la personne qui découvrirait son précieux bouquin. Celui-ci atterrit devant nous. Dedans, c’est tout un petit monde qui attendait. Sur la première page, une île se dessinait à travers le brouillard. En posant la paume de sa main sur l’image, le livre nous aspirait dans un voluptueux WOOOOM.

Je regardais mon père parcourir cette île et découvrir ses mystères. Une fois encore, j’étais frustré. Tantôt, je voulais qu’il reste un peu plus longtemps dans le planétarium de l’île, juste pour écouter encore un peu la musique envoutante, tantôt je voulais qu’il teste l’un ou l’autre mécanisme pour voir l’effet que ça avait. Si vous avez déjà regardé quelqu’un jouer, vous aussi vous connaissez cette sensation désagréable de perte de contrôle. On est attiré par un endroit, mais la personne qui joue va se promener à l’opposé. C’est frustrant, et la première chose que vous faites, dès que vous en avez l’occasion, c’est de prendre les commandes pour explorer par vous-même.

Alors, à mon tour, je posais ma main sur ce livre et je découvrais le monde de Myst.

J’atterris sur les docks. L’eau verdâtre clapotait sur les bords du quai. L’épais brouillard obstruait l’horizon. Où que je porte mon regard, il était là, se confondant avec le ciel ou rampant sur la mer. Je ne pouvais pas échapper à la grisaille qui plombait l’atmosphère de l’île. Ce lieu semblait bien être le seul petit bout de terre à des milliers de kilomètres à la ronde. Le vent se manifesta à son tour, rappelant sa présence par intermittence.

J’entrepris de faire le tour des lieux et suivit le petit sentier qui remontait vers le centre de l’île. Celle-ci était habitée comme en témoignaient les quelques bâtiments alentour. Très vite, je fus surpris de tomber nez à nez avec une fusée. Mon âme d’enfant se réveilla et je m’en approchai avec l’espoir d’y entrer et de la faire décoller. Malheureusement, j’avais beau tambouriner sur la porte métallique, celle-ci restait solidement fermée. Je ne m’en tracassais pas pour le moment, d’autres surprises m’attendaient plus loin dans les bois.

En revenant sur l’allée principale, je passais entre les sapins en écoutant les oiseaux chanter. De chaque côté du chemin se trouvait des piliers surmontés chacun d’un symbole. Un serpent, une ancre ou encore une feuille d’érable. Le lien qui les réunissait m’échappait et je n’y prêtais pas plus attention, préférant me concentrer sur la maquette d’un bateau immergé dans le bassin d’eau.

Seul le mat du bateau sortait de l’eau en penchant de travers. Sous la surface, la coque en bois, la composition du navire et ses ornements me firent penser aux authentiques frégates de corsaire, cachant sous le pont les dortoirs des pirates et, plus grande et plus luxueuse que les autres cabines, celle du capitaine avec une large vue sur la mer.

Après un moment de contemplation, je relevais la tête pour continuer ma promenade. À travers les sapins, caché derrière, un petit chalet abritait une chaudière, et juste à côté, un séquoia trônait sur le reste des conifères. Je dus plier la tête à 90 degrés pour apercevoir la cime. Elle était tellement haute qu’on aurait dit que l’arbre maintenait le ciel en place.

Plus loin, à la sortie de la forêt, une petite plage m’attendait. Là, à quelques mètres se trouvait une tour montée d’une horloge. Le temps était suspendu comme aucune des aiguilles ne bougeait. Je chipotais au mécanisme disposé sur la petite plage. Les vannes me permettaient de modifier l’heure affichée sur la tour, sans pour autant pouvoir démarrer le temps. La tour elle-même était posée sur un énorme rouage.

Cela me rappela la vue qui m’avait accueilli. Je repartis à l’autre bout de l’île et monta sur la petite bute sur laquelle était planté un rouage encore plus massif que celui sur lequel était construite la tour. Il était immobile, mais j’entendais venir d’en dessous une mélodie faite de clinquements et de chocs métalliques, comme si quelque chose sous terre était en activité. J’actionnais l’interrupteur posé sur un socle à côté, mais rien ne bougeait.

À quai, un mat surgissait de l’eau dans l’exacte même position que la maquette. J’imaginais la maquette que j’avais observée plus tôt version grandeur nature et posée sur le sol rocailleux du fond marin. Les similitudes avec sa version miniature me perturbaient.

Qu’est-ce qui avait pu sombrer en premier? La maquette ou le navire à l’échelle humaine? Les deux pouvaient-ils être liés d’une quelconque façon? Depuis mon arrivée sur l’île, beaucoup de questions se présentaient à moi sans que je n’aie aucune réponse. Tout me semblait possible. Après tout, je venais d’être aspiré dans un livre. Je ne comprenais pas ce qu’était cet endroit, à quoi et à qui pouvait-il bien servir?

La fusée, le bateau et sa copie réduite, les rouages, ces bâtiments faits de marbres, … tout ça formait un patchwork surréaliste dont seule la logique du rêve d’un enfant leur donnait une cohérence. Un rêve perdu au milieu de l’inconscient et dont les limites s’évaporaient dans le brouillard l’entourant.

L’atmosphère était calme et reposante, même si le ciel aussi gris que la grisaille de certains bâtiments plombait mon moral. Je ressentis un certain malaise. Je n’avais rencontré personne pour le moment et, bien que rien ne le laissa sous-entendre, je ressentis une certaine tension, comme si les habitants de cet endroit avaient dû partir à la hâte suite à un quelconque drame ayant eu lieu en cet endroit un peu trop tranquille.

Une fois encore, le vent se rappelait à moi et me fit sortir de mes pensées. Maintenant que j’avais fait un tour de repérage, je pouvais chercher un endroit où échapper à la moiteur de l’atmosphère. Je descendis de la bute et pénétrai dans le premier bâtiment venu.

J’y découvris ce qui était un planétarium. Au centre, une chaise m’attendait. J’éteignis les lumières et grimpais dedans. Une musique planante démarra doucement. Le dôme qui remplaçait le plafond était constellé d’étoiles. Accroché à la chaise, un appareil me permettait d’entrer une date et de zoomer sur ce à quoi ressemblait ou ressemblerait le ciel à cette époque-là. L’émerveillement d’une nuit étoilée et la musique relaxante apaisèrent les tensions ressenties plus tôt. Je savourais cet instant à l’écart de la froideur du vent et de la grisaille du ciel.

Le retour à la réalité fut plus brutal. Pendant ce moment hors du temps, je m’étais persuadé que ce que je ressentais n’était que le fruit de mon imagination, que rien n’avait dû se passer et que tout était en paix. En sortant du planétarium, mes intuitions sur ce qui avait pu se produire ici se concrétisèrent sous la forme d’une note poussée par le vent et venue s’écraser sur ma botte.

Le message était d’Atrus pour sa femme Catherine. Il avait dû partir en urgence tout en lui laissant un message dans l’antichambre près des quais.

En m’y rendant, je découvris, dissimulé sous une porte discrète, la pièce dont l’auteur du message avait parlé. J’y trouvais un appareil ressemblant à un bassin. En appuyant dessus, les lampes dissimulées au fond s’activèrent et affichèrent le message d’Atrus.

Il avait l’air soucieux. Quelqu’un avait détruit l’entièreté de ses livres et il soupçonnait l’un de ses fils, sans pouvoir dire avec certitude qui de Sirius ou Achenar avait pu commettre cet acte. Les quelques bouquins intacts avaient été mis à l’abri aux quatre coins de l’île.

Il s’était donc bien passé quelque chose sur cette île, même si je ne mesurais pas encore les conséquences de ce que je venais d’apprendre ni les implications bien plus cruelles qui en découlaient. Pour le moment, cependant, je n’eus rien d’autre chose à faire que de sortir d’ici.

J’avais vu l’entièreté de l’île, à l’exception de la bibliothèque vers laquelle je me dirigeais. Sur le chemin, je repensais à Atrus. Son inquiétude et ses remords étaient sincères, cela s’était vu sur son visage. J’étais désolé pour lui, mais je tenais à ne pas me mêler de ce qu’il ne me regardait pas. J’étais tombé sur Myst par hasard et malgré son temps maussade, je commençais à aimer m’y promener. Malgré tout, les histoires de ses habitants ne me regardaient pas et ma curiosité m’avait mené déjà trop loin dans leur intimité.

Arrivé dans la bibliothèque, je me détendais. Sa façade marbrée était austère, mais l’intérieur offrait la chaleur que seules des boiseries permettaient. Je vis directement les livres dont parlait Atrus dans son message. Tous rangés dans les étagères et tous carbonisés. J’en pris un pour vérifier les dégâts. À peine sortie de son rangement, la plus grosse partie s’évapora dans un nuage de cendre qui me fit éternuer. Les plus lourdes tombèrent par terre. Un bout de la première page tenait encore à la reliure. Le papier avait bruni et la fenêtre qui donnait vue sur le monde qu’il contenait était à présent d’un noir abyssal.

J’eus un frisson en pensant à ce qui m’arriverait si le livre de Myst dans lequel j’avais été absorbé était à son tour brûlé. Qu’adviendrait-il du monde que j’étais en train de découvrir? Et qu’en serait-il de ma propre vie? Je chassais rapidement les images de l’île sous les flammes, le ciel rouge et la fumée omniprésente. Le livre était là, quelque part en train de flotter dans l’immensité de l’espace. Moi-même, je ne savais pas par quel miracle j’étais tombé dessus. Le fait qu’une deuxième personne puisse le trouver et avoir l’idée folle de le réduire en cendre était du domaine de l’impossible. Cette pensée me calma.

En fouillant un peu plus, je tombais sur d’autres bouquins rescapés de ce massacre. C’était plus des journaux de voyage d’Âge (comme il les appelait) qu’Atrus avait créés et explorés. En les feuilletant, je découvrais que tous les mondes issus des écritures d’Atrus et enfermés dans ces bouquins si particuliers avaient vu des peuples naitre, des traditions se former et toute une histoire se développer d’elle-même. Le créateur lui-même en était étonné. Chaque Âge avait ses mystères et bien qu’ils aient été écrits de la main d’Atrus, lui-même ne savait pas anticiper tout ce qui s’y passait.

En sortant mon nez des étagères, je m’attardais sur deux livres intacts posés chacun sur un pupitre. L’un était rouge et présentait sur sa première page un petit encart à travers lequel je ne voyais ni monde ni vide abyssal. À la place, il y avait des interférences, comme un vieux poste de télévision cherchant un signal. J’eus le réflexe de prendre la page rouge posée juste à côté et de l’insérer dans la reliure à un endroit où il y avait une déchirure. Celle-ci fusionna immédiatement avec le reste du bouquin et les pages tournèrent d’elles-mêmes pour revenir au début.

Il y avait toujours des interférences, mais un homme se dessinait par moment. Il me regardait et me demanda qui j’étais. Sa barbe était taillée en bouc et ses cheveux bien coiffés. Il se nommait Sirius et me pria de lui ramener plus de pages rouges pour rétablir la connexion et le libérer de sa prison. Il eut à peine le temps d’émettre sa requête que le signal se coupa. Il ne restait à nouveau que des interférences.

Ce devait être l’un des fils d’Atrus et apparemment, ce dernier n’était pas seulement capable de créer des mondes entiers, mais aussi des prisons. Derrière son fils, il y avait une nouvelle fois ce vide noir et terrifiant. Je ne savais pas si de l’autre côté il errait dans un monde sans forme ni temps, mais si tel était le cas, sa punition était terrible.

J’étais perdu. Je pense que sur le moment je ne mesurais pas encore l’étendue des conséquences des actes d’un des deux frères. Si bien que j’eus pitié de lui et lui laissait encore le bénéfice du doute. Après tout, il n’avait pas l’air d’un fou insensé et cruel.

Ce fut par contre l’impression qu’Achenar me fit. Enfermé dans le livre bleu, cet homme était surexcité à l’idée de pouvoir parler à quelqu’un. Ses cheveux mi-longs étaient relâchés et sa chemise ouverte et tachée. Lui aussi me demanda de lui ramener des pages, mais bleus cette fois-ci. Et encore une fois, le signal s’interrompit pour laisser place à des interférences.

J’étais venu sur cette île par hasard, et j’y avais découvert un monde à la fois surréaliste et mélancolique. Quand j’avais découvert les messages laissés par Atrus, je m’étais juré de ne pas me mêler de ce qui ne me regardait pas et pourtant, encore une fois, ma curiosité était bien trop grande. Je voulais comprendre quel était ce monde et j’étais envouté par la simple possibilité d’en arpenter d’autres, eux aussi issus de l’esprit d’Atrus. Je voulais aussi comprendre ce qu’était cet endroit et ce que faisait réuni sur une même île autant d’éléments disparates.

Je compris également que, pour l’instant, les seules personnes pouvant m’apporter des réponses étaient ces deux frères, chacun enfermé dans leur livre-prison. La seule possibilité de communiquer avec eux était de leur ramener ce qu’ils demandaient.

J’eus également l’intuition (et celle-ci avait été bonne lors de mon arrivée sur Myst) que les pages étaient disséminées dans les derniers Âges qu’Atrus avait pris tant de mal et de temps à en verrouiller l’accès.

C’est là que la dernière partie du message laissé à sa femme me revint en tête : « Si tu as oublié l’accès, souviens-toi de la rotation de la tour! » Effectivement, derrière la bibliothèque qui était à flanc de montagne, au sommet de celle-ci, se trouvait une tour d’observation. Lors de ma promenade, je n’avais cependant pas trouvé d’entrée pour y accéder.

Tout ce que je trouvai fut une carte de l’île grâce à laquelle je pouvais faire tourner ce qui représentait cette tour. La carte était incomplète. Seul l’énorme rouage sur la butte était représenté, ainsi que les quais. En orientant sur la carte la tour vers les docks, j’entendis le frottement de tonnes de métal retentir avant de se caler dans un choc métallique sourd.

Le son semblait venir de derrière les étagères. En y approchant ma tête pour voir à travers un quelconque trou, je ne vis rien, mais une brise glaça mes yeux. Il y avait bien quelque chose derrière.

Ce n’est que quelques minutes plus tard, totalement par accident et en étant guidé par cette curiosité qui me poussait à toucher à tout que je déverrouillai l’accès. Après avoir deviné que l’accès de la tour devait se faire par derrière ces étagères, je posais mon regard sur les deux tableaux complétant le décor de la bibliothèque.

L’un représentait l’entrée du bâtiment, vu de l’intérieur. Un tableau ennuyeux et peu inspiré. Le second était un peu plus intéressant, non par sa composition, mais pour l’aide qu’il pouvait m’apporter. Dessus étaient représentées les étagères, mais à la place d’être disposée les unes sur les autres comme c’était le cas actuellement, elles étaient mises les unes derrière les autres et chacune plus élevées que la précédente de façon à former des marches menant à un tunnel jusqu’alors caché.

J’observais le tableau à la recherche d’un indice donnant accès au tunnel dessiné dessus, scrutant le moindre détail. La texture en fibre tressée de la toile apparaissait aux endroits où la peinture était plus légère. Les coups de pinceau étaient visibles et avaient formé par endroit de reluisants petits pâtés de peinture. Ce genre de détail m’avait toujours poussé à discrètement poser le bout du doigt dessus pour ressentir la matière. Ici, aucun panneau « ne pas toucher » n’était présent et je caressais la peinture.

Au début, je crus à une hallucination. Le tableau se déformait à l’endroit où j’avais posé le doigt. Je frottais mes yeux pour revenir à moi, mais la déformation était toujours là. C’est comme si la gouache se liquéfiait. Après quelques secondes, une goutte se forma, mais à la place de couler vers le bas, attiré par la gravité, elle dégoulina dans le sens des aiguilles d’une montre.

En même temps qu’une spirale déformait la peinture, j’entendis des cliquetis, des claquements et de lourdes pièces de métal se mettre en branle. Au bout d’un moment, l’étagère du haut recula et descendit derrière celle du milieu qui s’actionna à son tour. La boiserie du dessus se souleva. Comme précédemment sur le tableau, les étagères formèrent maintenant un escalier et le passage vers le tunnel était libre.

J’eus le réflexe de regarder derrière moi pour voir si quelqu’un m’observait du dehors, mais l’entrée s’était scellée. J’appréciais ce moment où, pour la première fois depuis mon arrivée, je n’entendis plus le vent soufflé. Je me sentais à l’abri, bien au chaud entre les murs de cette bibliothèque. J’étais également surexcité d’avoir accès à un endroit dont peu de gens connaissaient l’existence et m’engouffrais dans le tunnel avec l’impression de mettre les pieds dans un lieu secret.

Au bout, je trouvais un ascenseur qui m’emmena en haut de la tour. En arrivant au sommet, je grimpais l’échelle qui se présentait devant mes yeux. D’ici, à travers une large fente, je contemplais les quais avec son bateau immergé et, là aussi, un interrupteur auquel j’avais touché.

À l’opposé de cette vue, derrière l’ascenseur, était disposée une plaque avec trois dates gravées dessus. Elles étaient si précises que l’heure et les minutes y étaient également indiquées. Je me demandais ce que j’observerais si je les entrais dans la machine du planétarium.

Je repris l’ascenseur et me retrouvais dans la bibliothèque. L’entrée était scellée. Tout comme j’avais fait pour dégager le passage secret, je posais ma main sur le tableau représentant l’accès vers l’extérieur du bâtiment et les étagères se remirent à leur place, tandis que l’entrée se libéra.

Arrivée dans le planétarium, je ne me perdais pas en rêveries et j’entrais les trois dates les unes après les autres dans l’appareil de commande. Après avoir cherché quelques secondes, le système me présenta des constellations que j’inscrivais rapidement au dos de la note d’Atrus que j’avais gardée dans ma poche.

Les choses coulaient de source. Ces trois constellations récoltées devaient se trouver dans un des journaux d’Atrus que j’avais parcourus plus tôt. Dans ce livre, chaque constellation était reliée à un symbole. Autant pour certaines, je pouvais encore faire le lien entre la position des étoiles et ce qu’elles étaient censées représenter, autant pour d’autres, je ne comprenais absolument pas le lien. Cela n’avait cependant pas d’importance.

C’était ce à quoi ils pouvaient me servir qui réveilla mon excitation. Ce qui, aux primes à bord, avait été des éléments sans lien les uns avec les autres prenait leur sens petit à petit. Les piliers de l’allée principale avaient donc leur raison d’être et ils avaient été judicieusement placés autour du bassin contenant la maquette du bateau.

Tout indiquait que ces piliers étaient liés au bateau et je découvris vite lequel. En activant ceux qui portaient les symboles reliés aux trois constellations trouvées grâce aux coordonnées en haut de la tour, j’entendis l’eau s’agiter dans le bassin derrière moi.

La maquette immergée remontait à la surface. L’eau s’évacuait du pont et des cabines aux fenêtres ouvertes jusqu’à ce que le bateau miniature flotte dans le bassin. Je n’eus pas le temps de m’émerveiller de ce qu’il venait de se passer que j’entendis les mêmes sons, mais amplifiés, surgir des quais. L’eau se déversait en trombe et tombait lourdement sur les docks dans d’énormes splash.

Tout était fini lorsque j’arrivais au bord de la mer. Le bateau resplendissait. Aucune algue n’avait eu le temps de s’incruster dans la coque. Il était prêt à prendre le large et peut être allé découvrir ce qu’il y avait au-delà de ce brouillard.

Je montais dedans avec le sentiment d’un petit garçon qui découvre un trésor, émerveillé par l’entrée en scène du navire. Je me précipitais dans la cabine du capitaine en espérant y trouver tout l’attirail d’un vrai pirate : épées émoussées, pistolets à poudre, butin d’une aventure passée et peut être, posé sur un mur, une jambe de bois.

Ce que j’y trouvais était encore plus excitant. Dans cette cabine, il n’y avait qu’une chaise sur laquelle était posé un livre. Avant même de l’ouvrir, je savais qu’il était de la même nature que le livre de Myst et je m’attendais à y trouver un Nouveau Monde. Sur la première page, j’observais un phare et un bateau écrasé sur les parois rugueuses d’un rocher sortant de la mer. Je posais ma main et à nouveau je fus aspiré.

Je me retrouvais devant l’ordi, déboussolé par ma rencontre avec Myst. Je n’en étais qu’à le découvrir, mais je savais déjà qu’il était différent, très différent de ce que j’avais pu joué jusqu’ici. J’étais encore trop petit pour comprendre et résoudre un tel jeu par moi-même, mais le simple fait de m’y promener et d’être libre de toucher à ces mécanismes, d’expérimenter et de comprendre par moi-même comment tout ce monde fonctionnait me fascinait. Sans compter sur sa musique et son esthétique surréaliste. Rien que la petite intro du logo de Cyan a longtemps été pour moi une ancre qui me ramenait à cette époque où tout était nouveau.

Mais au-delà de me ramener dans le passé, Myst a voyagé avec moi. Via ces expérimentations, ces explorations et cette nécessité d’observation et de déduction requises par le jeu, c’est autant une façon de penser et d’apprendre qui s’est formée qu’une curiosité authentique pour les mondes que je parcours, réels ou imaginaires.

Il symbolise ce que je cherche dans l’imaginaire autant que dans la réalité : un terrain de jeu, d’exploration et d’expérimentation à aborder avec l’esprit frais et vierge d’un petit garçon rêveur et curieux de tout.

C’est avec cet esprit que je l’ai relancé pour écrire cet article. Alors que l’hiver frappe à la porte, que les arbres se dénudent et que les trottoirs se couvrent de feuilles mortes, je savais que pendant un moment, une grosse couverture sur le dos, le chocolat chaud à côté du PC et la lumière tamisée, j’allais quitter cette réalité pour aller m’échapper sur Myst.

Encore une fois, le piano de l’intro de Cyan retentit, le livre chuta dans la fissure, se perdit dans le cosmos et atterrit devant moi. Je l’ouvris pour voir à nouveau à travers la petite fenêtre de la première page cette île perdue au milieu de l’océan, surgissant de la brume comme les éléments d’un rêve qui, une fois de plus, revient à la vie.