Quoi de plus normal pour Myst que de compléter son univers à travers un livre? Paru chez nous en 1996 et écrit par les frères Miller – avec la collaboration de David Wingrove, le livre d’Atrus sentait bon l’opportunisme. Une planche pour surfer sur le succès inattendu du jeux-vidéo. Mais sur l’île de Myst, la mer est calme. De l’aveu des auteurs, ce livre a été écrit pour explorer plus en profondeur l’univers de la série et préparer au contexte des évènements de Riven, second opus de la saga. Au-delà de ce lien avec les jeux, le livre aborde des thèmes qui alimenteront l’esprit de tous créateurs en herbe.
Du jeu phénomène…
Lors de sa sortie en 1993, Myst a créé une vague d’engouements qui amena nombre de non-joueurs à s’intéresser au média. Son interface transparente et sa simplicité de prise en main ont aidé à son succès, mais la vraie star du jeu reste son univers intrigant et mystérieux.
Vous êtes transporté sur l’île de Myst après avoir effleuré de la main la première page d’un livre très particulier. Sur cette page, une petite fenêtre vous montre les lieux décrits. Ces livres sont appelés Âges et il y en a plusieurs disséminés sur l’île, chacun offrant l’accès à un monde à part.
Tout au long de votre aventure, vous apprendrez à fouiller, observer, explorer, expérimenter et déduire afin de résoudre des énigmes ou d’en apprendre davantage sur les endroits que vous arpentez. Rien ne vous sera expliqué. Vous ne pourrez compter que sur vous pour comprendre le fonctionnement du monde qui vous entoure.
C’est probablement la plus grande force du jeu, même si cela engendre beaucoup de frustration. À la fin de votre voyage, beaucoup de questions restent entières. Les deux frères enfermés chacun dans un livre-prison n’ont au final pas apporté de réponses à vos interrogations et si certains carnets de notes retrouvés dans la bibliothèque fournissent une histoire aux Âges présents sur l’île, vous n’avez que peu d’éléments pour connaitre les origines de Myst.
Quelques indices sur l’univers se présentent tout de même lorsque vous rencontrez Atrus, le père des deux frères, l’échine courbée sur un bureau fait de pierre dans une caverne sombre et en train d’écrire frénétiquement.
Qui est cet homme et par quelle magie arrive-t-il à créer ces Âges contenant des mondes bien réels? Jusqu’ici, vous l’avez ressenti, les endroits visités ont une aura, une histoire qui se raconte à travers les décors et se dévoilent aux plus attentifs. Il y a un sens et une histoire derrière cet univers et les frères Miller, créateurs de la saga, en dévoilent une partie à travers la vie d’Atrus.
… au livre
L’enfance d’Atrus est bercée par les contes de l’antique civilisation D’ni racontés par sa grand-mère Anna, seule famille qui lui reste après la fuite de son père Gehn et la mort de sa mère lors de son accouchement. Il n’a alors que son intelligence pour s’occuper dans ce désert aride. Atrus observe, apprend, expérimente et découvre le monde autour de lui. Sa grand-mère entretiendra ces aspects de sa personnalité en lui demandant régulièrement « Qu’as-tu vu Atrus? », un motto qui reviendra plusieurs fois dans l’aventure.
Le principal centre d’intérêt en cette terre morne et désolée reste le volcan situé à quelques pas de la crevasse où habite Atrus. Pour lui, c’est un lieu parfait pour tester ces différentes inventions. C’est lors d’une de ses expériences que sa vie bascule. Apparaissant à travers les vapeurs souterraines remontant à la surface, Gehn revient chercher son fils. Il l’emmène sous terre, là où les contes d’Anna prennent vie. La civilisation D’ni a bien existé et les membres de la famille d’Atrus en sont les derniers survivants.
Plongé dans ce royaume oublié, il en apprendra le secret le plus important : l’Art de l’Écriture, permettant de transformer les mots en monde. Il apprendra également à connaitre le caractère tyrannique de son père, ainsi que ce que l’acte de création signifie. Ses pas le mèneront jusqu’à la découverte de Riven, le cinquième Âge écrit par Gehn où il y rencontrera sa femme Catherine et scellera les évènements préparant au contexte du deuxième jeu de la saga.
Créateurs et sous-créateurs
En lisant le Livre d’Atrus, vous allez directement retrouver l’esprit de la série à travers le personnage principal. Le livre appuie beaucoup sur le sens de l’observation et l’esprit de déduction du jeune Atrus. Son enfance est faite d’explorations et d’expérimentations appuyées par sa grand-mère le poussant subtilement à comprendre comment les choses fonctionnent les unes par rapport aux autres pour former un tout. Il en résulte un attachement assez rapide avec le personnage principal.
Ce lien avec la saga se situe également au niveau de la trame principale de l’histoire. Le roman a été écrit et publié entre Myst et Riven, sa suite, avec la volonté de préparer aux évènements du second opus. Même si les jeux se suffisent à eux-mêmes, votre curiosité à comprendre l’univers sera satisfaite. Le livre aborde non seulement le sujet de la création d’Âges en détaillant l’art et la manière de les créer, mais vous raconte les évènements amenant Atrus à s’établir sur Myst, ainsi que sa découverte du cinquième Âge Riven, comment il y a piégé Gehn et la rencontre avec sa femme Catherine.
Ceux ayant joué à la suite de Myst la connaissent déjà étant donné qu’elle est la raison principale de votre venue dans cet Âge. Détenue par le père d’Atrus, il vous faut la secourir avant que Riven ne s’effondre sur lui-même.
Le livre d’Atrus permet d’offrir à ce personnage une profondeur très intéressante. Bien qu’elle soit native de Riven et donc qu’elle n’ait pas de sang D’ni, elle est capable de créer des Âges. Cet élément anodin témoigne du concept qui a accompagné les frères Miller pour créer Myst.
Avant d’en faire un jeux-vidéo, le plus important pour ces deux frères a été de façonner un univers riche et vivant en gardant en tête l’idée de Tolkien selon laquelle nous sommes des créations elles-mêmes capables de création – concept renfermé sous le terme sous-créateur, à l’image de Catherine, création de Gehn (puisqu’issue de Riven), qui est également capable du même pouvoir que le créateur de son monde.
L’idée permet de jouer avec certains concepts, dont celui de Dieu et de sa toute-puissance. Dans sa seconde partie, le livre raconte les voyages de Gehn accompagné d’Atrus dans ses propres mondes. Gehn, persuadé que le pouvoir des D’ni est divin, y débarque en dieu tyrannique prêt à détruire sa création si ses habitants ne se soumettent pas. Il fait preuve d’une cruauté insensible et montre un désir vaniteux d’être vénéré. Pour le peuple de cet Âge, sa nature divine ne fait aucun doute, car ils ne comprennent pas quel est son pouvoir « divin » et comment il fonctionne. Pourtant, il n’est qu’un homme avec des qualités et de gros défauts détenteur d’un savoir inabordable pour ses créations.
À la lecture de ce passage, ce sont plusieurs questions qui se soulèvent si vous faites le parallèle avec la conception de Dieu et de sa nature sacrée. Ne serait-Il pas plus « humain » qu’on ne pourrait l’imaginer? La seule différence serait qu’Il possède un savoir qui nous échappe. Gehn partage d’ailleurs certains points communs avec l’idée de Dieu développée à travers la Bible. Certains récits Le dépeignent come un Être se montrant également tyrannique et cruel (l’histoire de Job, le récit de la tour de Babel, Sodom et Gomorrhe, etc.).
Malgré tout, d’après les testaments, Il reste le Créateur de notre monde et les frères Miller, ses créations, sont aussi capables de créer à travers Myst. Ils sont sous-créateurs issus de Dieu, ayant engendré Gehn, « dieu » de Riven dans lequel Catherine voit le jour et apprend également l’Art de l’Écriture. De là, on peut faire le chemin inverse et se demander qui a créé Dieu Lui-même.
Prolongeant cet aspect théologique, le Livre d’Atrus parle plus globalement de l’acte de création en envisageant que ce qui est inventé finit par revêtir une certaine réalité pour exister quelque part. C’est ce que l’Écriture D’ni permettrait. En faisant le parallèle, on peut imaginer que ce que nous créons (livres, films, jeux-vidéos, etc.) accueille en leur sein des êtres capables de perpétuer cet acte divin.
Cette chaine de créateurs et de créations semble infinie, pourtant, il pourrait en être autrement. Atrus à travers son apprentissage de l’Art émet une autre hypothèse. Selon lui, rien n’est créé en soi. Les mondes, les personnages, leurs drames, leurs aventures existent déjà dans cet univers ou dans un autre. Tout ce que nous faisons, c’est ouvrir un portail à travers lequel nous glissons notre tête pour observer sa structure, sa composition et ce qu’il s’y passe.
Entre fiction et questionnements
Le livre d’Atrus satisfait la curiosité des fans de Myst, comblant des trous concernant l’histoire abordée dans les jeux et offrant des détails sur le background et notamment sur l’Art de l’Écriture. C’est à travers l’explication de cet art que le livre trouve le plus d’intérêt. Au-delà de fournir des explications sur la conception des Âges, c’est tout le thème de Dieu et de l’acte de création qui y sont discutés.
Les parallèles avec nous-même et notre capacité à créer soulèvent plusieurs questions et chamboulent notre conception du divin et de sa dimension toute puissante, ainsi qu’il nous fait envisager notre nature et la nature de l’univers sous différents angles.
Dieu serait-il lui-même sous-créateur avec des défauts et qualités? Un sous-créateur parmi d’autres ayant mis par écrit notre univers? Et nous-mêmes capables de création à quel point avons-nous un aspect divin? Ne faisons-nous qu’établir un lien vers ce qui existe déjà? Et à l’inverse, nos vies et notre monde sont-ils observés et se trouvent-ils couchés sur papier dans un univers parallèle? Notre planète décrite et disséquée par un auteur ayant ouvert un passage vers nous?
En prenant le temps de réfléchir sur les idées proposées par le livre, on est pris d’un vertige philosophique amenant une question après l’autre et nous laissant avec une multitude de réponses, autant que ce que voudra bien nous fournir notre imagination.